Séminaire Praxitexte : interventions de Charlotte Lacoste et d'Hélène Parent (Crem, UL)
équipe Praxitexte
"Que demande le peuple ?" Les cahiers de doléances : 1789-2019
Intervenantes : Charlotte Lacoste et Hélène Parent (Crem, UL)
Le 15 janvier 2019, dans le sillage de la crise dite « des Gilets jaunes », le Président de la République Emmanuel Macron lance un « grand débat national » dont la principale modalité réside dans la mise à disposition, dans les mairies, de « cahiers de doléances » à remplir par les citoyens français. Ces derniers voient ainsi ressurgir dans l’espace public et médiatique une expression immédiatement associée, dans l’imaginaire collectif, à la Révolution française. Pourtant, les cahiers de doléances correspondent à une pratique très ancienne, bien qu’elle prenne des formes variées selon les époques. En effet, le terme « doléances » (de l’ancien français « douliance », substantif issu du verbe « douloir » qui signifie « souffrir ») désigne depuis le 13e siècle le recueil écrit des plaintes et réclamations des sujets du roi, en régime monarchique – et cette pratique est plus précisément associée à la convocation des États-Généraux par le roi, depuis leur première réunion en 1302 par Philippe le Bel. Ce n’est donc que rétrospectivement que les cahiers de doléances se trouvent liés à la Révolution – via la transformation de l’assemblée du tiers-état en « Assemblée nationale » le 17 juin 1789 – et donc à l’irruption du « peuple » sur la scène politique. La représentation qu’on se fait de ces « cahiers » est donc nimbée d’ambiguïté : moyen d’expression associé au processus révolutionnaire, ils n’en restent pas moins une pratique monarchique – en témoigne l’abandon du terme de « doléances » au profit de celui de « pétition » en régime parlementaire – ce qui n’a pas manqué d’être relevé à propos de l’initiative du président Macron.
Les « cahiers de doléances » de 2019 sont donc ainsi nommés en référence à ceux de 1789, et considérés comme des objets visant à « porter la parole » du peuple, une parole faite de plaintes et/ou de revendications. Mais leur forme et la manière dont ces « cahiers » sont remplis à 230 ans d’écart sont très différentes. Le terme même de « cahier » possède d’ailleurs un sens très générique, en renvoyant à un simple support écrit : il ne renseigne ni sur la forme, ni sur le contenu des textes recueillis – bien que ce terme, en ce qui concerne la consultation de 2019, puisse se teinter d’une connotation scolaire quelque peu infantilisante et donc contraignante, d’autant plus que les supports mis en place dans certaines petites mairies étaient effectivement des cahiers d’écolier. Comment, dès lors, peut-on définir ces « cahiers » et la parole qu’ils portent ? Dans notre intervention, nous nous donnerons deux objectifs :
- Dans le cadre de la réflexion collective de l’équipe Praxitexte sur le porte-parolat, nous nous demanderons comment évoluent les cahiers de doléances entre 1789 et 2019, en tant que supports d’une prise de parole populaire : quels sont les dispositifs par lesquels s’effectue cette prise de parole ? qui écrit dans ces cahiers et au nom de qui ? quelles formes ces écrits prennent-ils ? quelles sont leurs spécificités linguistiques et stylistiques ? Ces questions nous amèneront à tâcher de définir le « cahier de doléances » comme un genre discursif à part entière.
- Dans un cadre plus large, notre intervention sera l’occasion de présenter les grandes lignes d’un projet que nous envisageons de soumettre au prochain AAP de la MSH de Lorraine, qui nous mènera à la transcription et à l’analyse des cahiers de doléances de 1789 et de 2019 (voire également de 1945) pour le département de la Moselle (conservés aux archives départementales), dans une perspective linguistique, stylistique, et d’histoire des représentations.