[Têtes chercheuses] Marieke Stein : des voix du peuple aux paroles citoyennes, en immersion dans les controverses environnementales

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Marieke Stein, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication et membre du Crem, a présenté le 11 mars 2020 un dossier d’habilitation à diriger des recherches sur le thème « Les controverses environnementales vues d’en bas ». Au cœur de ce travail, un objet d’étude,  une controverse localement active en Moselle, autour de projets d’exploitation de « gaz de couches de charbon », et une approche spécifique, la recherche en immersion.

Quel est votre parcours ?

Originaire de Moselle, j’ai toujours été passionnée de littérature. Après un passage dans les classes préparatoires littéraires du lycée Georges de La Tour à Metz, j’ai intégré en 1995 l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud. Parallèlement, j’ai poursuivi mes études à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, puis à l’Université Paris VII-Denis Diderot où j’ai soutenu une thèse consacrée aux discours politiques de Victor Hugo. C’est à cet auteur, et plus particulièrement à sa conception du rôle du poète (et de l’orateur politique) comme porte-parole du peuple, que j’ai consacré mes premières années de recherche qui ont notamment abouti à un ouvrage publié aux éditions Honoré Champion en 2007, Un homme parlait au monde. Victor Hugo orateur politique. Ces travaux ont donné lieu à la publication d’une anthologie critique de textes de presse de Victor Hugo, Hugo journaliste. Articles et chroniques, publiée en 2014 aux éditions Flammarion. Petit à petit, je me suis intéressée aux discours de tribune d’autres écrivains-parlementaires du 19e siècle, puis aux différentes médiations de la parole politique, par la presse, puis les blogs (ceux d’Alain Juppé et de Ségolène Royal).

Je suis ainsi passée du rapport entre littérature et politique à la question des médiations (notamment journalistiques), que j’ai approfondie au sein du Crem à partir de 2003, lorsque j’ai obtenu un premier poste d’attachée d’enseignement et de recherche (ATER) dans le département Information et communication de l’Université de Metz. Après un passage par l’Université de Strasbourg (où j’ai été ATER de 2004 à 2006), j’ai été recrutée en 2006 à l’IUT de Metz où j’enseigne toujours, dans le département Techniques de commercialisation.

En 2015, ma vie personnelle et ma vie de chercheuse ont connu un tournant : j’ai en effet été littéralement « happée » par la contestation de projets de forages de coal bed methane (gaz de couches de charbon), un gaz voisin du gaz de schiste, pas encore exploité en France, mais très contesté dans les pays où il l’est déjà (principalement en Australie et aux États-Unis). En France, c’est une controverse peu connue, car peu visible dans l’espace public : une entreprise d’origine australienne, European Gas Limited, cherche depuis une quinzaine d’années à exploiter cette ressource en Moselle, jusqu’ici en vain malgré plusieurs premiers forages expérimentaux. Cette activité suscite des contestations, pour des raisons environnementales et économiques, auxquelles j’ai pris part lorsque j’ai découvert des projets de forages aux marges du bassin houiller, secteur jusqu’ici préservé de l’activité industrielle et où j’habite. Cet engagement m’a révélé des mondes nouveaux pour moi : celui de la conflictualité, celui de la « concertation », celui des mobilisations environnementales. En vivant et en étudiant les rouages complexes de la décision politique, j’ai aussi découvert que les politiques prenaient souvent des décisions sur la base d’une information lacunaire, voire totalement déficiente ! Par exemple, la plupart de ceux que j’ai interrogés confondaient ce gaz recherché avec du « gaz de mine », ou « grisou », dont l’exploitation est utile, mais impossible en Lorraine en raison de l’ennoyage des anciennes galeries minières…

L’analyse de ce projet fossile, des raisons pour lesquelles il est contesté, et surtout celles pour lesquelles il est soutenu (incompréhension de la nature exacte du gaz recherché, espoirs de création d’emploi, primat systématique de l’économique sur l’écologique…), m’a tellement passionnée que j’ai décidé de consacrer désormais mes recherches aux controverses environnementales et aux discours qui circulent autour des « grands projets inutiles et imposés » – comme ce projet d’exploitation de coal bed methane.

Pouvez-vous en dire plus sur vos recherches actuelles ?

L’ouvrage que j’ai écrit dans le cadre de mon dossier d’habilitation à diriger des recherches est issu de ce travail sur la controverse de coal bed methane en Moselle. Pendant trois ans, j’ai été impliquée au quotidien aux côtés des citoyens mobilisés localement, mais aussi d’associations et de collectifs environnementaux qui militent plus largement pour sortir des énergies fossiles (ANV Cop-21, Alternatiba, France Nature Environnement…). J’ai adopté une posture que je qualifie d’ethnographie autochtone et critique : mon terrain est mon lieu de vie ; ce qui s’avère d’une grande richesse sur les plans méthodologique et heuristique, à condition d’être sans cesse attentive à maintenir une distance critique vis-à-vis des discours, des acteurs et des mécanismes sociaux observés. L’immersion dans le terrain est particulièrement fructueuse dans la mesure où elle permet de mieux identifier l’ensemble des acteurs d’une controverse environnementale, y compris les plus discrets médiatiquement. Dans le cadre de mes activités associatives et scientifiques, j’ai donc rencontré beaucoup d’acteurs de cette controverse : élus locaux et régionaux, entrepreneur gazier, agents de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) et de la préfecture, chercheurs partenaires de l’entreprise gazière, etc. Ces entretiens m’ont permis de répondre en partie à la question qui est à l’origine de mon travail de recherche : comment est-il possible qu’un projet extractif dont tous les aspects sont sujets à controverse (conséquences environnementales, sociétales, caractéristiques techniques, retombées économiques, utilité publique) soit soutenu par la majorité des acteurs politiques, scientifiques, institutionnels, économiques et médiatiques quand, à l’inverse, ses opposants sont délégitimés et leurs positions discréditées et passées sous silence ? Une partie de la réponse intéresse tout particulièrement les sciences de l’information et de la communication : l’information qui circule émane presque exclusivement de l’entreprise gazière elle-même. En effet, en utilisant simplement les mécanismes de diffusion de l’information (internet, presse…) et les ressorts de la décision politique (manque de temps des élus pour vérifier l’information, manque de familiarité de beaucoup d’entre eux avec une approche critique de l’information, réticences vis-à-vis de la documentation écrite au profit des conversations avec le « réseau »…), cette société a réussi à imposer dans l’espace public une représentation exclusivement favorable de son activité. Le défaut d’information, qui est parfois reproché aux citoyens « profanes » ou « obscurantistes », concerne tout autant les autres acteurs de la controverse, y compris les plus fortement légitimés tels les responsables institutionnels et politiques, les journalistes, etc.

Quels sont vos projets ?

Je suis de plus en plus sensible à l’urgence environnementale, et je ressens un profond besoin de concilier mes convictions écologistes et mes pratiques professionnelles. Exigence difficile à tenir : le métier d’enseignant-chercheur impose une grande mobilité, la participation à des colloques souvent lointains, l’organisation de manifestations qui exigent de nombreux déplacements, notamment internationaux… Une grande partie des activités de recherche passe par la consultation de très nombreuses ressources stockées sur des clouds énergivores et fortement émetteurs de gaz à effet de serre… Alors que l’urgence climatique imposerait à toutes les activités sociales de ralentir, de « faire moins », l’animation des laboratoires, le développement de la recherche, la sociabilité entre chercheurs imposent d’en faire toujours plus. Cette contradiction m’interroge. Heureusement, j’ai trouvé au Crem de vraies occasions pour réfléchir collectivement à des solutions, notamment via le groupe de travail sur la recherche durable – qui a élaboré une « charte des bonnes pratiques écologiques au Crem », avec « 10 propositions écoresponsables ». Par ailleurs, un projet LUE (Lorraine Université d’Excellence) intitulé « Le développement durable en discours et en débat » (4D) a également été déposé. En plus des chercheurs du Crem, il intégrera des collègues d’autres sciences humaines et de sciences de la vie et de la terre. Ce projet constitue une excellente occasion pour faire avancer les réflexions des chercheurs sur l’impact environnemental de leur activité.

Dans la même optique, je souhaite développer mes recherches autour de la communication environnementale et répondre en particulier à une question que se posent beaucoup de lanceurs d’alerte, de journalistes et de chercheurs : comment mobiliser efficacement ? Faut-il accepter de faire peur, les discours de vérité étant souvent considérés comme profondément anxiogènes ? Faut-il continuer à privilégier « l’écologie souriante », l’écologie des petits gestes utiles, quand on constate bien, après quelques décennies de discours relativement apaisants et consensuels, que cela n’aboutit pas à grand-chose ? Comment toucher notamment les décideurs et les industriels ? J’envisage d’organiser un colloque sur ces questions, qui mobilisent d’ailleurs de plus en plus de collectifs de chercheurs comme en témoigne la création récente du groupe d’études et de recherches « Communication, environnement, science et société » de la Société française des sciences de l’information et de la communication.

Enfin, je souhaite m’engager autant que possible dans des recherches associant les acteurs de la société civile (citoyens, associations). Je pilote avec mon collègue François Allard-Huver un projet financé par le CPER-Ariane appelé « Capacité d’agir des publics dans les controverses » (Cap Controverses), qui associe des chercheurs français, suisses, québécois… et des associations environnementales autour d’une problématique d’actualité : comment améliorer la concertation – et faire qu’elle soit vraiment effective – autour de projets de territoires controversés pour leurs impacts environnementaux. La dimension participative de la recherche me paraît fondamentale, tant sur un plan intellectuel qu’éthique.

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