Questions de communication 37 : « La religion sous le regard du tiers »

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Que devient la religion quand elle est vue ? Comment ce qui est vu devient religion ? Et qu’en fait-on ? Ce dossier voudrait fournir l’occasion de s’interroger à nouveaux frais sur ce que signifie voir le religieux (de l’autre) dans l’espace public, ou plutôt, ce que devient/comment se forme le religieux sous le regard du tiers. Le point de départ de notre réflexion prend au sérieux l’idée lippmanienne qu’être membre du public renvoie d’abord au fait d’être un spectateur extérieur à un cours d’action, simultanément, d’être susceptible de se laisser interpeller (Lippmann, 1925). Ainsi émettons-nous l’hypothèse selon laquelle, à l’instar de la surprise née face à la présence et l’activité d’autrui, le religieux surprend par la façon dont il se donne à voir ou est formé de ce que l’on croit voir. C’est ici une prise phénoménologique et pragmatique sur la visibilité du religieux que nous souhaiterions opérer, pour le penser dans l’espace public. Cette perspective ne vise pas à observer une manifestation du « sacré », du « fait religieux » – ainsi subrepticement objectivés et naturalisés – ou d’« identités » confessionnelles réifiées, ni à penser « la communication religieuse » en ses médiations communicationnelles. Il s’agit plutôt d’appréhender la production de signes (matériels) faisant religion, destinés à être vus, mais aussi l’interprétation identifiant du « religieux » dans ce qui est manifesté et perçu en public.

En effet, les débats récurrents en France autour des « signes religieux ostentatoires » (Arêas, 2015), les « accommodements raisonnables », au Canada, ou encore le vote populaire contre l’édification de minarets en Suisse (Gonzalez, 2015) font apparaître combien les frontières entre l’individuel, le collectif et l’institutionnel, ou entre le privé, le commun et le public – loin d’être fixées à l’avance – sont sujettes à conflits, négociations, ajustements pouvant porter tant sur les pratiques que sur les normes censées régir la vie en société (Taylor, 2011 ; Stavo-Debauge, 2012 ; Stavo-Debauge, Gonzalez, Frega, 2015). Ces débats se prolongent en des développements théoriques pugnaces. L’exposition au regard du tiers générerait « l’islamophobie » (Deltombe, 2007), rejet des signes et de la religion de l’autre assimilable à un racisme (Asad, 2013) : se trahirait ainsi le refus occidental de l’altérité jadis colonisée, en une réduction à la rationalité chrétienne sécularisée. La critique se disant commodément « laïque » voudrait, selon ces auteurs, l’éradication de la religion de l’autre ; affrontée à une accusation de blasphème à propos d’une caricature, cette conception de la laïcité ne comprendrait ni la façon dont « les musulmans » s’identifieraient à la vie du Prophète, ni leur refus de séparer le signe du signifié, ni la légitime limite portée qu’exigerait « l’islam » vis-à-vis de la « liberté d’expression », héritée du « christianisme » (Asad, 2013). C’est cependant à un refus du regard de l’autre que conduisent ces approches, pour ériger en règle le regard du même : le plus juste discours porté sur une religion serait, à ses yeux, le sien propre, celui de la seule communauté croyante. Or, la difficulté de cette exposition de la religion au regard du tiers, c’est qu’à défaut d’appeler la réciprocité, elle suscite la réification (Gabel, 1962), d’où naît la production idéologique (Allen, Douyère, 2016). D’où la nécessité de revenir à cette exposition du religieux au regard du tiers.

La proposition théorique et méthodologique de ce dossier consiste donc à appréhender comment des acteurs et des pratiques, individuels ou collectifs, apparaissent comme « religieux » au regard de tiers. On s’intéressera aux modalités de « manifester » (Stavo-Debauge, 2018) cette identité, notamment pour ressaisir des propositions prosélytes visant à gagner le spectateur à la foi et à la communauté, à « faire témoignage » (Dufour, 2016) ou, au contraire, des gestes visant à être soustraits aux yeux profanes et à la potentielle critique qui pourrait en découler (Gonzalez, 2016). L’attention portera également sur la façon dont ces tiers mobilisent la catégorie « religieux » pour appréhender la personne ou les actions d’autrui, sans que ceux-ci soient nécessairement engagés dans une activité cultuelle (Tavory, 2011). Les travaux, autant d’enquêtes empiriques qu’analytiques, tenteront de restituer des phénomènes allant de l’indifférence à l’intérêt, en passant par l’interpellation ou l’invective, voire l’intolérance à l’égard des autres (que ceux-ci soient définis comme « religieux » ou « laïques »). Il s’agira de voir ce que cette pluralité de manifestations fait au « pluralisme » d’une société se voulant plurielle.

Les contributions se situeront à la croisée entre :

  • un souci à l’égard des modalités d’apparition ou des phénomènes de « monstration » (Dayan, 2009) des acteurs et des pratiques religieuses ;
  • une attention portée aux médiations qu’emprunte la communication à propos du religieux et aux figurations qu’elle reçoit (Douyère, Dufour, Riondet, 2014 ; Douyère, 2018 ; Douyère, Antoine, 2018) ;
  • une prise en considération de l’organisation collective proposée (Kaufmann, 2008 ; Widmer, 2010), tant sur le plan de la communauté religieuse qu’en regard des autres entités (confessions, associations, etc.), institutions et sphères (scientifique, politique, etc.) qui composent la société.

Ces diverses focales permettront de dialoguer avec un large spectre de conceptions théoriques relatives à l’espace public, que celles-ci se concentrent sur le caractère phénoménologique de l’apparaître en public (Arendt, 1958), sur la mobilisation d’un public en lien avec les conséquences problématiques de l’action d’autrui (Dewey, 1927), ou sur le recours à la raison publique et à la critique dans la participation au débat de société (Habermas, 1962) – autant de dimensions dont l’articulation peut se révéler problématique (Adut, 2018), en particulier lorsqu’il est question de religion et de pluralisme.

Car si l’on veut tracer une genèse de ce pluralisme, il convient de rappeler que l’instauration du principe de laïcité a semblé constituer la religion en une « affaire privée » (Baubérot, 2009). Ce geste a parachevé une désintrication entre sphères politique et religieuse inaugurée autour des conflits engendrés par la Réforme du xvie siècle (Certeau, 1970 ; Christin, 1997). En effet, face au monopole idéologique qu’exerçait telle Église chrétienne (catholique ici, protestante là), l’autonomisation de l’État a été perçue comme une conquête pour les individus, en particulier lorsqu’ils s’identifiaient à une minorité religieuse, voire se définissaient comme agnostiques ou athées (Grandjean, Scholl, 2010 ; Baubérot, Milot, 2011). Ce même mouvement a également contribué à autonomiser la société civile de l’État, l’espace public devenant le lieu où les citoyens ont acquis la capacité de manifester leurs préférences, leurs opinions, voire leurs convictions et, parfois, d’en débattre ou d’en délibérer. Surgit alors une tension relative à ce qui devrait relever d’une « affaire privée », se voyant soustrait au regard de tiers, et ce qui serait susceptible d’apparaître sur la place publique. On songe en particulier à ces attaches que les individus conserveraient à des appartenances denses, telle une communauté religieuse, qui les singulariseraient parmi leurs concitoyens et instaureraient la pluralité au sein de la communauté politique. C’est, dans une perspective que l’on pourrait qualifier d’infra- ou de primo-communicationnelle, cette mise de la religion « sous le regard du tiers » que nous nous proposons d’interroger.

Références

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Coordination

  • David Douyère (Prim, Université de Tours, France) : david.douyere[at]univ-tours.fr
  • Philippe Gonzalez (Thema, Université de Lausanne) : philippe.gonzalez[at]unil.ch

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