[Têtes chercheuses] Céline Ségur : l’étude des publics, de la télévision à l’audiovisuel numérique

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Céline Ségur, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication (SIC) et membre du Crem (équipe Praximédia), a obtenu son habilitation à diriger des recherches suite à la présentation le 28 janvier 2022 d’un dossier sur le thème Les publics et leur télévision. Mutation des pratiques, construction des savoirs.

Quel est votre parcours ?

Après deux années en classe préparatoire littéraire au Lycée Georges de la Tour (Metz), je me suis inscrite au département information-communication de l’Université Paul Verlaine-Metz (UPV-M) pour y obtenir une licence, une maîtrise puis un diplôme d’études approfondies (DEA). Mon appétence pour la recherche est née de travaux menés dès ces années de formation. Cette dernière se situant au croisement de la découverte d’un objet de recherche (la télévision et ses publics), d’une discipline (les SIC), d’une approche (l’approche épistémologique) et d’une pratique de l’échange scientifique initiée dès l’année de DEA avec un séminaire animé par Béatrice Fleury et Jacques Walter – qui a conduit notre promotion d’étudiants à la présentation de communications lors d’un colloque à l’Université de Fribourg en Suisse. En 2006, j’ai soutenu une thèse de doctorat en SIC à l’UPV-M, préparée sous la direction du professeur Jacques Walter : Les Recherches sur les téléspectateurs en France. Émergence et ramifications d’un objet scientifique. Quelques mois plus tard (2007), j’étais qualifiée aux fonctions de maîtresse de conférences (MCF) par la 71e section du Conseil national des universités (CNU). Après un poste d’attachée d’enseignement et de recherche (ATER) au Département Information-communication de Metz (2005-2007), puis deux années comme enseignante contractuelle à l’Institut universitaire et technologique (IUT) de Metz, en 2009 j’ai été nommée maîtresse de conférences en SIC, au Département Techniques de commercialisation (TC) de l’IUT Nancy-Charlemagne (Université Nancy 2). Ce poste me permettait de poursuivre mes activités de recherche au sein du Centre de recherche sur les médiations (Crem), qui accueillait des chercheur·es des universités de Metz et de Nancy avant même la fusion qui a abouti à la création de l’Université de Lorraine en 2012.

J’enseigne les SIC depuis une quinzaine d’années auprès de non-spécialistes au département TC, ainsi qu’auprès d’étudiant·es en communication à l’IUT et dans les Unités de formation et de recherche sciences humaines et sociales (UFR SHS) de Metz et de Nancy. Mes cours s’articulent autour de trois approches principales :

  • théorique et psychologique de la communication ;
  • médias ;
  • pratique de la communication.

J’ai constamment cherché à donner du sens à la manière dont l’enseignement et la recherche peuvent se nourrir l’un et l’autre. J’ai notamment participé à la mise en œuvre d’une réflexion pédagogique inédite sur les apports disciplinaires des SIC en IUT : celle-ci a abouti à la publication du manuel Les Sciences de l’information et de la communication en IUT. 35 fiches (éditions Ellipses, 2020), dirigé par mes collègues Audrey Alvès et Justine Simon. J’y ai rédigé 3 fiches : « Pratiques médiatiques », « Les mass communication researches » et « Les théories de l’espace public ».

Sur le plan scientifique, je me suis appropriée cet objet que sont « les téléspectateurs » pour développer une approche spécifique. Celle-ci consiste à explorer les traces constitutives des savoirs afin de mieux mettre à jour les filiations, disciplinaires, théoriques et méthodologiques, ainsi que le rôle clé et structurant de certains auteur·rices, de publications ou de revues. Je suis entrée dans ce domaine par les études de réception conduites par des sociologues des médias, par les travaux menés sur les audiences dans le champ professionnel et académique ; et ce, pour m’intéresser ensuite à la théorisation des publics, et aux ramifications développées par des chercheurs en SIC. La cartographie dynamique du domaine de recherche sur les publics de télévision a été le point de départ de la constitution d’une expertise sur le sujet, et du développement de réflexions sur les représentations des téléspectateurs, à destination du monde scientifique mais aussi de la société civile. Initialement réalisée pour ma thèse, elle a donné lieu à la publication d’un ouvrage en 2010 intitulé Les Recherches sur les téléspectateurs. Trajectoire(s) académique(s) (Hermès science publication).

À différents moments de mon parcours d’enseignante-chercheure, je me suis aventurée à saisir des opportunités pour renouveler les perspectives sur les publics de télévision, et aussi pour répondre à des préoccupations collectives. Dans ma trajectoire, cela se manifeste par une palette d’activités :

  • la co-création et la présidence de l’Association des jeunes chercheurs du Crem (AJC Crem, 2005-2006) ;
  • la prise en charge de thématiques vives et contemporaines (médias locaux, enseignement de la vérification des faits) ;
  • la participation au débat sur les dangers de la télévision ;
  • la publicisation d’une approche francophone des publics médiatiques à l’échelle internationale ;
  • un engagement constant dans des activités collectives de production et de diffusion des savoirs (direction et participation à des contrats de recherche, organisation de manifestations scientifiques et responsabilités éditoriales) ;
  • une implication forte dans mon unité de recherche avec la coresponsabilité de l’équipe Praxis pendant huit années (2010-2018).
  • la prise de responsabilités pédagogiques puisque j’étais responsable du Diplôme universitaire et technologique (DUT) TC1 par alternance de 2010 à 2018, puis directrice des études du Bachelor universitaire de technologie (BUT) TC1 au moment d’une réforme fondamentale des IUT.

Pouvez-vous en dire plus sur vos recherches actuelles ?

Mes travaux sur les publics et leur télévision ont évolué depuis un intérêt initial porté aux questions de réception des médias (usages, interprétations et appropriations des messages médiatiques) vers une réflexion autour de la participation des publics aux médias. Les évolutions contemporaines de la télévision se sont accompagnées d’un discours public autour de la liberté désormais acquise par les téléspectateurs, voire d’une prise de pouvoir : la délinéarisation des contenus est célébrée sur le modèle de l’affranchissement des contraintes spatio-temporelles traditionnellement imposées par la grille des programmes des diffuseurs traditionnels. À cette liberté ambivalente, s’ajoute la valorisation d’un usage par les acteurs de l’audiovisuel des outils de la démocratie comme le vote. Dès lors, le tournant participatif s’est imposé comme l’angle à partir duquel penser ces mutations. Cette notion de tournant participatif est utilisée en référence à l’avènement d’une idéologie qui caractérise l’époque contemporaine : les propositions de participation sont aujourd’hui banalisées dans tous les secteurs. Au participatif, sont associées des promesses d’un monde meilleur parce que plus démocratique : le peuple, les publics prennent part aux actions, aux prises de décisions. Bien que des chercheurs aient souligné assez tôt les limites de la révolution numérique et remis en cause les promesses du participatif, il n’en demeure pas moins que le numérique est encore souvent perçu et annoncé comme un outil de facilitation des interactions : il est associé à un idéal de communication, comme moyen du vivre-ensemble. C’est dire l’enjeu d’un questionnement du participatif dans les médias.

L’étude des manifestations et de la construction communicationnelle du tournant participatif à la télévision mise en œuvre pour le volume inédit du dossier HDR, Le Tournant participatif de la télévision et de ses publics. Une révolution enchantée, a permis de montrer comment celles-ci construisent la représentation enchantée d’un public actif, interactif, impliqué voire décisionnaire. En réalité, les dispositifs de type participatif sont au service de l’établissement de liens avec les publics (comme les liens de fidélisation) : les valeurs attribuées aux mises en scène des publics se situent davantage du côté d’une instrumentalisation. J’ai notamment emprunté l’image de la mise au travail des téléspectateurs plutôt que la mise au pouvoir. Pour cette recherche, la perspective épistémologique initialement développée pour mes précédents travaux s’est à nouveau invitée. J’ai enrichi le modèle théorique constitué à partir de la notion de « champ » et des travaux conduits par la sociologie des sciences : j’ai cherché à « reconstituer des boucles cognitives » (Jean-Louis Le Moigne), c’est-à-dire des moments et des lieux de fondation et d’institutionnalisation des connaissances, des modèles théoriques et méthodologiques. Et cela à partir de l’observation de pratiques instituantes et de procédés de catégorisation, de désignation, d’étiquetage dans une perspective autant synchronique que diachronique. Par la même, je m’inscris dans la lignée des approches favorisées par des historiens des sciences comme Wolf Feuerhahn ou encore Catherine König-Pralong.

Ces dernières années, la problématique de la circulation des informations médiatiques, ou plutôt celle de la désinformation, a rencontré ma réflexion sur les publics médiatiques. Depuis 2019, je participe avec ma collègue Angeliki Monnier à un projet Erasmus+ sur la désinformation et le fact-checking (vérification des faits) : European cooperation project on disinformation and fact checking training (2019-2022). Le projet doit aboutir à la mise en œuvre d’un cursus d’enseignement en ligne et en anglais sur la désinformation et les pratiques du fact-checking. La conception, avec l’aide de la direction de l’audiovisuel et du numérique de l’Université de Lorraine (UL), d’un module sur les publics et l’influence des médias nous a amené à réfléchir aux effets de la circulation des fausses informations et aux limites des dispositifs de vérification des faits. Récemment, j’ai pu développer cette perspective à l’occasion de rencontres organisées par l’Association portugaise de presse et l’Organisation internationale de la Francophonie. Je vais aussi l’approfondir pour des interventions prévues dans les prochaines semaines au XXVe colloque franco-roumain en SIC, Mondialisation de la communication : la diversité des cultures en questions à Iasi (Roumanie) et à l’International congress on disinformation and fact-checking à l’Université nouvelle de Lisbonne (Portugal).

Quels sont vos projets ?

La recherche mise en œuvre pour le volume original du dossier d’HDR a fait émerger plusieurs questionnements autour de la participation des publics de télévision, que je souhaite explorer. Une première perspective concerne les enjeux méthodologiques de l’étude des pratiques télévisuelles en contexte numérique. En effet, le développement d’espaces numériques d’expression des publics a constitué un terrain d’investigation idéal pour l’étude d’un « épanouissement » des « publics performants », c’est-à-dire les publics qui se donnent à voir. Cependant, les limites méthodologiques des enquêtes par corpus de traces numériques ont été identifiées : les observations ne concernent qu’un groupe d’usagers finalement encore restreint et elles ne permettent pas la prise en compte de facteurs contextuels. C’est pourquoi une réflexion doit être mise en œuvre sur les conditions méthodologiques d’étude des traces participatives, c’est-à-dire de l’adhésion des publics aux propositions de participation médiatique, pour l’analyse de pratiques sociales engageantes. Je présenterai les premiers éléments de cette réflexion à l’occasion du colloque Le numérique au prisme des pratiques. Enjeux théoriques et méthodologiques, organisé par le Laboratoire sur la communication et le numérique (LabCMO) dans le cadre du 89e congrès de l’Association francophone pour le savoir (Acfas), qui se tiendra les 9 et 10 mai à Québec (Canada).

Une seconde perspective porte sur les manifestations et les enjeux de l’avènement d’un monde audiovisuel numérique au sein duquel la télévision doit désormais être pensée. D’une part, ce sujet sera traité à partir d’une étude que je vais mettre en œuvre cette année sur les enjeux de la régulation des temps de parole des candidats en période de campagne présidentielle mise en œuvre par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), alors que les contenus télévisuels se déploient de manière parfois incontrôlable sur l’internet. Cette étude prend place dans le cadre du projet de recherche Presidentiab (Regards croisés sur la « présidentiabilité ». Cadre légal, communication politique, couverture médiatique, cadrage sondagier et réception citoyenne) piloté par Anne Jadot, maîtresse de conférences en science politique (Irenee, UL), financé par la Maison des sciences de l’homme-Lorraine (MSH-L) et auquel plusieurs membres de l’équipe Praximédia du Crem participent.

En outre, j’organiserai un colloque pluridisciplinaire et international à Metz les 29 et 30 septembre 2022, consacré à « Télévision, information et numérique. Pratiques et publics ». L’objectif sera de s’interroger sur l’évolution de la fabrique et de la réception de l’information télévisuelle, à l’heure d’une hybridité des formats médiatiques et numériques. Il permettra de faire un état des lieux des pratiques professionnelles et de celles des publics au sujet des informations télévisuelles et numériques et bien sûr d’ouvrir des perspectives de réflexion sur le sujet. Cette manifestation viendra aussi en appui d’un projet complémentaire : après avoir commencé à rassembler une série de notices en lien avec la télévision pour le Publictionnaire. Dictionnaire critique et encyclopédique des publics, je souhaite constituer et animer un réseau international de chercheur·es autour de la télévision, pensé autour du média et de ses nouveaux enjeux.

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